Le génie n’a-t-il sa place que dans les arts?

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Le génie n’a-t-il sa place que dans les arts?


    Une oeuvre d’art atteint d’autant plus son caractère esthétique qu’elle est le produit du génie. Pourtant, le génie peut aussi bien qualifier toute source de création et d’invention et convenir au domaine des mathématiques ou de la philosophie. Le génie n’a-t-il sa place que dans les arts?
    Contrairement aux procédés techniques, pouvant faire l’objet de règles dénombrables et transmissibles, le génie d’un artiste est propre à son art, voire particulier à chacune des oeuvres produites. Il faut reconnaître qu’aucune oeuvre d’art n’a été produite en fonction d’une application de règles mécaniques la précédant. S’il y a de grands maîtres, le grand art ne se transmet pas comme le savoir-faire de l’artisan. L’artisan peut lui-même produire des objets avec une certaine signature, cette signature n’en reste pas moins soutenue par un procédés qui la précède et la conditionne. En tant que tels, les arts ne peuvent se présenter en terme strictement technique de procédés se rapportant à l’emploi d’instrument. Mais la technique ne se limite pas seulement à l’unique procédé matériel ou utilitaires. Il existe en effet des techniques de discours, de travail théorique, scientifique ou philosophique. Puisque ces domaines exigent une certaine technicité, échappent-ils nécessairement au génie? Il est vrai que si toute production humaine devait être qualifiée selon le critère du génie, soit les objets d’usage ne pourraient être produits, soit l’idée même de génie perdrait sa teneur et n’aurait d’autre statut que décoratif pour une oeuvre d’art. Mais toutes les productions humaines ne sont pas soit utilitaires soit artistique. Le problème qui se pose est alors le suivant, le génie caractérise-il une mise en oeuvre ou l’oeuvre comme achèvement?

 

    Dans la somme de la production humaine, les oeuvre d’art sont doublement spécifiques. Il y aurait trois sortes d’oeuvre dans la production humaine : les objets utiles ou de consommation en tout genre, les produits de la connaissance, et les oeuvres d’art. Chacune de ces manière de faire oeuvre contient un rapport au procédé qui les distingue et les spécifie. Le caractère utilitaire des objets les installe dans une exigence de reproduction qui commande un savoir faire de l’artisan, voire de l’ingénieur selon la complexité de l’objet. Produire une voiture, c’est produire un prototype dont les règles fourniront les moyens de production et de reproduction. Les produits de la pensée ou de la connaissance tranchent avec la notion de prototype et de reproduction mais ne nécessitent pas moins de technicité : penser, c’est aussi savoir penser. La physique nécessite la maîtrise du langage mathématique, de la capacité à mettre en place des bancs d’expérimentations. Le philosophe manipule et produit des concepts ainsi que des méthodologies de mise en oeuvre de sa pensée. Chaque discipline exige un savoir spécifique qui la qualifie, des règles de mise en oeuvre. L’artiste met-il en oeuvre des règles ou produit-il des règles inhérentes et simultanées à chacune de ses oeuvres? Il est vrai que certains génies artistiques ont été reconnus d’après une maîtrise géométrique de leurs oeuvres, en particulier dans l’architecture et la sculpture, ou la perfection de la perspective dans les oeuvres picturales. Malgré l’usage de ces règles géométriques et la perfection qui s’en dégage, le génie d’une oeuvre ne se mesure pas tant à sa performance qu’à singularité. Dans son Introduction à l’esthétique, Hegel affirmait qu’un clou avait plus de valeur qu’une oeuvre qui trouverait ses règles dans la nature. Peindre un panier de fruits si réaliste que l’on pourrait le confondre avec un authentique panier de fruits n’est pour Hegel qu’une performance stérile ne signifiant aucun apport humain. Pour qu’une oeuvre puisse être dite artistique, elle doit en même temps produire ses propres règles et à ce titre être absolument originale, n’avoir aucune sorte de modèle. Une oeuvre d’art est donc d’abord originale, elle est création du nouveau et de singulier. Le génie sanctionne cette exigence propre à l’oeuvre d’art, à savoir être capable de faire oeuvre sans modèle aucun. Le génie est alors absolument déterminant dans la création d’oeuvre d’art, il a une place fondamentale dans la mesure où il ne peut s’en passer, contrairement aux autres productions humaines. Un objet utile ou de consommation est essentiellement reproductible, et les produits de la connaissance sont toujours pris dans un réseau de principes et de pratiques, se faisant écho, directement ou non.
    Comment la création d’une oeuvre d’art peut échapper à tout savoir faire, ou même savoir? Si le génie est création de nouveau et qu’à ce titre a une place et un rôle déterminant, cela ne signifie pas qu’une oeuvre d’art vient de nulle part, ou est création ex nihilo. Après tout, l’artiste produit aussi un objet exigeant l’usage de matière et d’instrument. Mais la mise en oeuvre ne peut être qualifiée par une stricte technique mécanique, ou même de type rationnelle ou scientifique. Dans le dialogue Ion, Platon affirme que l’artiste, en particulier le poète, ne possède pas de savoir faire ou de règles préalables à son art. Le principe de création est l’inspiration, l’inspiration divine : « C’est la muse qui par elle-même rend certains hommes inspirés et qui, à travers ces hommes inspirés, forme une chaîne d’autres enthousiastes. Car ce n’est pas en vertu de la technique, mais bien en vertu de l’inspiration et de la possession que tous poètes épiques, j’entends les bon poètes épiques récitent tous ces poèmes ». Le génie de l’artiste est un don, une possession et ses oeuvres sont le fuit de ce don. Dans cette optique, le génie ne peut avoir sa place que dans les arts, incommunicable sinon par une inspiration elle-même encadrée par un don. Cette dimension élective et sélective du génie ne se cultive ni se pratique. Souvent, les professeurs d’art plastique, d’art dramatique, les critiques de cinéma ou de littérature sont moqués ou méprisés, car ne pouvant produire eux-mêmes des oeuvres d’art, se trouvent dans la situation d’identifier après coup le génie de telle ou telle oeuvre. La distinction radicale entre celui qui produit une oeuvre et celui qui regarde, aussi actif soit-il dans son rapport à l’oeuvre, range le génie de l’artiste dans une dimension de création absolue dont il est le seul capable par une inspiration dont il est le seul à éprouver les effets.
    En tant qu’inspiration ou don, le génie a une place si fondamentale dans la création artistique qu’il en caractérise de part en part le régime de production. À ce titre, il sanctionne l’oeuvre de l’artiste comme se donnant sans rendre compte de son « savoir faire », sans exiger d’éclairer sa mise en oeuvre, l’oeuvre d’art s’estime comme un résultat totale dont la « fabrication » n’est conditionnée ni par des règles ni par un plan, mais par une possession immédiate de ce qu’elle doit être ne pouvant être expliquée puisqu’elle se dérobe à ce qui peut l’expliquer. Le critique de cinéma peut identifier ce qui fait le génie des films de Fellini, en relatant des indices toujours périphériques par rapport à la source d’inspiration intrinsèque à son art. Un autre cinéaste peut toujours imiter la réalisation de Fellini, il ne peut être ni Fellini ni génial en imitant simplement Fellini. Dans cette perspective le génie semble avoir sa place que dans les arts. Les produits de la connaissance, de l’artisanat ou de l'ingénierie doivent être éclairés, donnés, évalués, les règles qui les conditionnent se font sans l’oeuvre pour pouvoir faire oeuvre. Mais nous pourrions nous demander si l’inspiration qui clôture le génie en terme de possession de son « art » ou de don n’isole pas le génie dans une instantanéité de la « formation » de l’oeuvre d’art, comme si le génie n’était qu’une forme d’agilité exceptionnelle, un motif qui ne sanctionne que la facilité de tel ou tel artiste à produire telle ou telle oeuvre plutôt qu’il n’apprécie la teneur fondamentalement créatrice de l’oeuvre d’art. Le génie n’aurait-il sa place que dans les arts simplement parce qu’il affranchirait la production des oeuvres de toute technicité?  

    Il est certain que s’il doit y avoir une certaine technicité dans l’art, elle ne doit pas être confondue avec le procédé de mise en oeuvre technique des objets manufacturés ou des productions de la connaissance. Il n’en reste pas moins que l’artiste produit un objet, une oeuvre, et qu’à ce titre, il a affaire à de la matière, à des instruments. Si le génie se réduit à une simple inspiration, à la limite, pourquoi ne pas simplement évoquer et signifier cette inspiration par la seule parole, l’inspiration pourrait presque suffire à elle-même, ce n’est d’ailleurs pas par hasard que dans Ion, Platon évoque d’abord l’inspiration de toute sorte de poètes. Mais encore une fois, ça serait oublier que l’artiste produit effectivement un objet, sculpte l’argile, agence l’orchestration de ses symphonies, fabrique la couleur, cherche la couleur. Dans Système des beaux arts, Alain fait la distinction entre l’artiste et l’artisan précisément parce que cette distinction exige l’évacuation du caractère de don ou d’inspiration dans le génie afin de reconduite celui-ci dans le rapport de l’artiste à la matière. C’est pourquoi Alain écrit : « toutes les fois que l’idée précède et règle l'exécution, c’est industrie », alors « [qu’]il faut que le génie ait la grâce de la nature et s’étonne lui-même. Un beau vers n’est pas d’abord un projet, et ensuit un fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur, à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau [...] Ainsi la règle du beau n'apparaît que dans l’oeuvre et y reste prise, en sorte qu’elle ne peut servir jamais , d’aucune manière à faire une autre oeuvre ». Tout l’intérêt de cette règle du beau que le génie qualifie est qu’elle réinvestit l’artiste dans l’idée de faite oeuvre. Chaque oeuvre contient en elle une idée qui a oeuvré dans l’oeuvre et l’a achevée dans le travail sur la matière. Plutôt qu’un effet d'instantanéité du génie faisant le beau d’une oeuvre d’art, il y aurait une règle particulière à chaque oeuvre, à la fois spontanée et simultanée à sa mise en oeuvre. L’idée plutôt que l’inspiration se clarifie au fur et à mesure qu’elle fait oeuvre et que l’artiste travail son oeuvre. Cette règle est achevée en même temps qu’elle achève son oeuvre et lui donne son caractère d'originalité et de création de nouveau se maintenant dans l’oeuvre d’art. Le portrait de Mona Lisa réalisé entre 1503 et 1506 reste une oeuvre de génie, car même si elle date du XVIe siècle, elle garde en elle les conditions inhérentes du génie de sa réalisation. Les portrait de Francis Bacon, aussi différents soient-ils, ne dénature en rien ce génie, ni le génie de De Vinci ne concurrence celui de Bacon. Si le génie a une place cruciale et absolument déterminante dans les oeuvres d’arts, ça n’est pas tant dans la mesure où il signifie que l’artiste oeuvre sans règles mais plutôt qu’il n’en fait pas un usage, mais les crée et les rend propre à chacune des oeuvres produites.
    Ce rapport particulier à la règle, singuliers aux arts, n’efface pas la technicité mais lui donne une autre teneur, et il semblerait que seul le génie peut qualifier un tel rapport. Puisque ce rapport n’a semble-il cours que dans les arts, le génie qui en éclaire la réalité ne peut avoir sa place que dans les arts, même en se distinguant de l’inspiration divine et en ciblant la réalité de la mise en oeuvre d’une oeuvre d’art. Dans La critique de la faculté de juger, Kant affirme que « les beaux-arts  doivent nécessairement être considérés comme des arts de génie ». En maintenant que les beaux-arts ne sont pas moins des arts, leur production doit tout de même être rendue possible. De cette manière, Kant rappelle que le génie ne doit pas être non plus confondu avec l’inspirant, il « consiste dans un heureux rapport entre l’imagination et l’entendement qu’aucune science n’enseigne, qu’aucun labeur n’acquiert ». En tant qu’activité, il se caractérise par son originalité, aussi bien en tant que talent inné, qu’au sens unique puisque le génie n’a pas de modèle. Le génie est aussi caractérisé par son exemplarité, si l’oeuvre n’a pas de modèle, elle devient elle-même modèle. Enfin, le génie est caractérisé par une forme de mystère il ne peut rendre compte de ces oeuvres. Il ne se cultive ni se s’enseigne, il est talent. Pour autant, ce n’est pas que l’on ne peut connaître les règles d’art avant que celles-ci ne soient produites qu’elles ne viennent pas nulle de part. La génie apparaît alors comme un talent inné qui par le travail donne une cohérence, des règles. Mais il ne peut pas être forcé, il est au principe du travail et non favorisé par le travail. Encore une fois, même en affranchissant le génie de l’inspiration et en rendant compte de ce rapport particulier aux règles dans les oeuvres d’art qui se donnent soient simultanément à la mise en oeuvre soit par après coup des oeuvres devenant exemplaires, le génie trouve une place si privilégiée dans les arts qu’il n’est estimé qu’en tant qu’il permet d’identifier le beau d’une oeuvre. Nous ne pouvons dire qu’un théorème de physique quantique soit génial parce qu’il est beau. Son élégance tire sa condition dans une manière efficace de formuler clairement un théorème, mais pas de sa beauté. Peut-on dire qu’une oeuvre philosophique soit géniale parce qu’elle est belle? Nous pouvons dire qu’elle est géniale parce qu’elle est élaborée, a identifié un problème crucial et a rendu compte d’une résolution possible par un certain nombre de concepts.
    Dans les arts, le génie est intrinsèquement lié au jugement du beau, et il est ce qui fournit la règle du beau sans se fixer par avance, soit par le travail soit par le talent. Même si le beau n’est ni de l’ordre de l’agrément ou du plaisir, il n’est pas non plus d’un ordre conceptuel ou théorique. Tout se passe comme si le génie était le moyen par lequel les arts trouvait une spécificité en ne renvoyant le beau ni au plaisir ni à la stricte connaissance. Dans cette optique ça n’est pas tant le génie qui n’a sa place que dans les arts que ce qui permet aux arts de trouver leur place dans la production humaine. Ainsi le génie caractérise le beau comme norme d’appréciation du jugement esthétique. Est beau ce qui de l’ordre du génie. Cette fois encore, la réalisation de l’oeuvre d’art est produit plus qu’elle n’est produite, elle répond à une exigence de spectateur plutôt que celle de la création. Toujours dans Système des beaux arts, Alain affirmait que l’artiste lui-même devait se mettre en position de spectateur en face de sa propre oeuvre. Seulement le beau peut aussi bien qualifier la puissance expressive d’une oeuvre, non pas qu’elle doit délivrer un message, le jugement esthétique s’attacherait alors moins à la beauté de l’oeuvre qu’à son sens. Nous pouvons dire que Fontaine de Marcel Duchamp est une oeuvre d’art à la puissance expressive radicale mettant en échec le jugement du beau. peut-on dire qu’un urinoir dont la fonction a été détournée que c’est oeuvre relevant du génie parce qu’elle est belle? La réponse est dans urinoir.
    Si le génie ne qualifiait que les productions humaines en fonctions de leur caractère esthétique, l’idée même de génie n’aurait aucune teneur sinon décorative dans la mesure où une oeuvre d’art se suffit à elle-même pour soutenir son fait créatif. En tentant de savoir si le génie caractérise la mise en oeuvre ou l’oeuvre comme achèvement, nous tentons de comprendre si le génie n’a sa place que dans les arts en tant qu’il se présente d’abord dans le jugement du spectateur. Si le génie ne qualifie que le beau, alors il est entièrement pris dans les exigences du jugement esthétique et celui du spectateur. En déviant le génie du critère du beau au profit de la puissance créative, le génie peut avoir sa place non pas dans tel ou tel ou tel domaine, mais dans la singularité expressive de telle ou telle oeuvre pour tel ou tel domaine.

    En affranchissant le génie de la règle du beau ainsi que des exigences du jugement des spectateurs, celui-ci n’est plus en rapport avec des domaines artistiques, mais avec des oeuvres et devient puissance expressive. De manière générale, exprimer quelque chose c’est rendre manifeste des idées, des sentiments, etc.. Sans encadrer une forme particulière d’expressivité, l’expression ne tranche pas grossièrement en faveur du fond contre la forme. Il est évident que n’importe quelle expression ou manifestation extérieure ne peut être qualifiée par le génie simplement parce que quelque chose est exprimée. Au contraire, la puissance expressive engage aussi bien le fond de ce qui est exprimé que la forme d’expression. Puisque la forme expressive a autant d’importance que ce qui est exprimé, rentre en jeu cette fois la technicité ou le procédé d’expression. Contrairement au critère du beau, la puissance expressive n’exclut pas dès le départ toute les manières de faire forme comme l’artisanat ou les produits de la connaissance. Dans cette perspective, le génie est autant la manière d’exprimer que ce qui est exprimé. Cela exige alors une réflexion sur la manière dont je souhaite exprimer quelque chose. les sciences, la philosophie, aussi bien que le cinéma, la sculpture ou la musique exige une certaine forme de génie pour rendre compte de la nouveauté du sens exprimé. Vers la fin du XIXe siècle, l’évolution des systèmes physiques ne pouvait être réalisée si elle se restreignait au cadre de la mécanique classique. La mécanique classique rendait parfaitement compte des systèmes de grande dimension et de grande masse et non de l’infiniment petit. Il a alors fallu la création d’un nouveau modèle de mécanique, la mécanique quantique afin de pouvoir rendre compte de l’infiniment petit. La nouveauté de la découverte des éléments sub-atomiques a exigé l’invention d’un nouveau modèle. Sauf peut-être pour Dirac qui évoquait l’élégance d’une formule mathématique, il serait difficile de dire de la mécanique quantique qu’elle est esthétiquement belle, et qu’elle peut être estimé à l’aune de la norme du beau, mais la puissance créative et expressive de sa découverte n’en reste pas moins géniale dans la mesure où un nouveau modèle de compréhension a été élaboré.
    En désarticulant le génie du beau, on ne généralise pas le génie à tous les domaines, au contraire, on le restreint à la nouveauté expressive de telle ou telle oeuvre non pas en fonction de son domaine mais par rapport à son quotient de création pour son domaine. Si nous reprenons l’exemple des critiques de cinéma souvent méprisés parce que considérés comme non créatifs par rapport aux films dont ils fournissent une analyse n’ajoutant rien aux films, nous pourrions renverser cet effet. André Bazin, grand critique de cinéma a non seulement montré par ces écrits, notamment Qu’est-ce que le cinéma?, que le cinéma n’était pas seulement une histoire, un sujet, un simple récit ms en image, mais aussi une réalisation, un cadre, un art du montage et de la lumière, et en outre, en étant un des fondateurs des Cahiers du Cinéma, a influencé toute une partie du cinéma français, en particulier des réalisateurs de la nouvelle vague, tels que Godard, Truffaut, Chabrol ou encore Rohmer. En n’ayant réalisé aucun film, André Bazin a directement contribué à la formation de nouvelles règles au cinéma français. En étant « simplement » critique, Bazin n’a-t-il pas néanmoins eu le génie de comprendre les intérêts et les enjeux du cinéma?
    Si le génie n’a pas sa place que dans les arts, c’est qu’il n’est pas contraint à un domaine particulier de créativité, mais à une puissance de créativité. Sans doute que le Discours sur les origines et les fondements des inégalités parmi les hommes de Rousseau est aussi original et fondateur pour la philosophie politique que Les confessions, toujours de Rousseau, l’ont été pour la pratique littéraire de l’autobiographie. En étant à l’oeuvre dans les productions humaines comme puissance expressive nouvelle et riche de sens, le génie qualifierait avant tout une oeuvre non pas en fonction de son domaine, mais par rapport à son autonomie créatrice d’un part et son apport d’autre part dans tel ou tel domaine. Les oeuvres philosophiques procèdent d’un certain génie dans la mesure où l’effort de conceptualisation relève d’une telle exigence formelle et méthodologique que la technicité ou le procédé n’exclut pas ces oeuvres hors de la créativité simplement parce que la philosophie commande une telle mise en oeuvre de technicité conceptuelle. Précisément, une telle technicité devient un art et possibilité de créativité et de nouveauté. Chaque réforme philosophique a exigé une réforme de méthode : Descartes a renouvelé les perspectives avec le cogito, Kant et criticisme, Hegel et la dialectique ou encore Nietzsche avec la généalogie. Chaque philosophe conceptualise d’après une méthode nouvelle aussi bien compréhensible par tous que singulièrement nouvelle. Le philosophe ne se contente pas en effet de reproduire les règles de ces prédécesseurs pour penser. Ainsi, le génie est intrinsèque à la production artistique, mais ne caractérise pas tant l’oeuvre d’après son domaine que sa puissance créatrice, et le coeur de cette puissance n’est pas immédiatement artistique, mais devient artistique en faisant le choix d’une forme d’expression privilégiée se renouvelant elle-même afin de répondre à l’exigence d’expression. Les sciences, la philosophe ont aussi besoin de renouveler leur manière de penser pour être capable de penser. La création de nouveau ne peut être tenue captive de sa négation dans le seuil zéro de la rationalité mécanique d’un côté, et le seuil du jaillissement irrationnel d’un nouveau ne venant de nulle part d’un autre côté. De même que le génie n’est réductible ni à une inspiration divine révélée ni à ce qui l’oppose dans la stricte application de règles préétablies.


    Se demander si le génie n’a sa place que dans les arts revient avant tout à s’interroger sur la manière de faire oeuvre dans l’ensemble des productions humaines. En tant que création de nouvelles règles propres à chaque oeuvre, si le génie ne devait estimer que la manière esthétique de faire oeuvre, seules les oeuvres d’arts auraient le privilège absolu de la puissance créative. Or toute puissance créative ne relève pas de la règle du beau et cette leçon, nous la tirons de la production artistique elle-même. En définitive, le génie est à l’oeuvre dans toute expression de sens portée par un renouvellement de formes, que ces forment soient artistiques, théoriques ou scientifiques.

 

 

Références
Hegel, Introduction à l’esthétique, trad. Jankélévitch, Paris, Aubiern 1964, p. 44 à 48
Platon, Ion, 533d-543b, trad. Pradeau, Ellipse, 2001, p.46
Alain, Système des beaux-arts, Livre I, chap. VIII, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1958, p. 237 à 240.
Kant, Critique de la faculté de juger, 1re partie, §46, trad. Ladmiral, Launay, Vaysse, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, Volume II, 1985, p. 1089 à 1090.

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